Vanishing Area
Les sujets peints par Lou Ros n’ont a priori rien de fondamentalement actuel. Au premier regard, ils pourraient même paraître tout à fait classiques – pour peu qu’on ait, bien entendu, accepté un certain traitement de la toile hérité d’une longue histoire des avant-gardes picturales. L’artiste représente des paysages, en grands ou moyens formats, ainsi que des oiseaux, vus pour l’essentiel de manière très resserrée. De ces thèmes de prédilection, qui dévoilent un usage de la peinture hybride (combinaison d’acrylique, de spray et de pastel), c’est cependant tout un pan de notre présent, dont les contours ne se laissent pas toujours facilement appréhender, qu’il matérialise.
D’origine hollandaise, la notion de paysage renvoie étymologiquement à deux termes qui, rapprochés, combinent les idées de pays ou de territoire et celle de société. S’il semble bien que dans son adaptation latine, le mot ait été directement associé au médium pictural, il retient de sa provenance initiale un certain enjeu politique. Progressivement émancipé des scènes mythologiques ou religieuses auxquelles il servait de contrepoint contextuel, le terme est alors apparu comme un endroit de représentation privilégié pour désigner les aspects notamment économiques ou sociaux d’une région ou d’un pays. Avant d’accompagner, comme d’autres genres picturaux, l’apparition de l’intériorité de l’artiste ou son ambition à rendre compte d’une perception philosophique du monde autour de lui, la peinture de paysage conserve donc une qualité primordiale de témoignage ou de mémoire d’une réalité en changement.
Bien que les paysages auxquels Lou Ros s’intéresse excluent en apparence toute présence ou construction humaines, cette finalité mémorielle persiste. Sans qu’il n’y ait là de contradiction, il accorde à la peinture le droit de faire exister ce qui ne s’offre pas immédiatement au regard – et ainsi de figer la sensation d’une relation singulière à l’espace et au temps. À la surface de ses toiles de formats multiples, les sites représentés se caractérisent par une relative austérité formelle, obtenue par une importante réduction du relevé topographique. Flirtant avec l’abstraction et rappelant parfois les Color Field paintings, les compositions s’étendent en larges bandes horizontales qui déterminent deux espaces distincts. Entre celui du sol, que l’artiste fait parfois monter jusqu’au tiers supérieur du tableau, et le ciel, fréquemment parcouru de turbulences, une ligne d’horizon clairement soulignée marque la séparation. Se départissant de toute projection naturaliste, l’artiste accorde dans ce trait (qui s’apparente parfois davantage à un rayon vert, brun ou orangé) le signe d’une vision personnelle qui positionne la peinture dans une dimension contemplative, sensorielle et cependant critique.
Nulle opposition, là encore, entre les concepts dernièrement énoncés. Les formats qu’emploie Lou Ros, dans sa production de paysages, s’adressent directement au corps – l’immergeant dans des aplats très dilués, presque transparents, chahutés ça et là de coups plus opaques. Les vues de bords de mer, de salins roses intenses ou de campagne verdoyante trahissent une exécution rapide et gestuelle où s’alternent les couches vaporeuses et celles, plus mates, qui donnent à chaque toile les forces de sa structure propre. Mais c’est aussi à travers cette manière, dont on ressent l’agitation tant profonde que contenue, que l’artiste parvient à faire émerger une veine expressionniste emportant ses sujets au delà du seuil premier de leur référentialité. Car de ces paysages étendus, saisissant l’œil dans la matérialité même de leur facture, les sites finissent irrémédiablement par se dérober, par perdre leur nature spécifique, et édifier une image altérée des environnements représentés.
De fait, l’artiste ajoute à cette diversité de panoramas celle, plus chatoyante mais non moins menacée, d’oiseaux majoritairement posés en équilibre sur leurs branches. Ils appartiennent à différentes familles et sous-genres que Lou Ros sait non seulement parfaitement identifier, mais dont il connaît également le risque de disparition. Ici, en opposition à la fragilité de ses sujets, la peinture se fait plus dense, épaisse et fixe – exprimant matériellement sa capacité à retenir ce qui lui est cher.Comme autant de présences curieuses s’adressant aux visiteurs de leurs yeux ronds, les oiseaux introduisent dans le défilement de dunes, de mers et de rochers un temps de suspension auquel chacun pourra, s’il le souhaite, prolonger l’écho muet.
Car il existe inévitablement un point de jonction entre ces horizons de nature, où l’impact de l’homme se devine sans nécessairement se rendre visible, et ces différents portraits ornithologiques auxquels l’artiste nous soumet.Si l’étude du paysage persiste à trouver un sens politique, pour Lou Ros, celui-ci se situe dans l’expression de son caractère éphémère, vecteur d’une certaine mélancolie d’être au présent. L’endroit de la disparition qu’annonce le titre de l’exposition est ainsi tout à la fois celui d’une réalité dont s’est opéré le démantèlement irréversible ; c’est peut-être, aussi, le lieu des illusions perdues, contre lesquelles il faudra se convaincre qu’existeront encore, des printemps radieux.
Franck Balland